Lumière obscure
Andrzej Georgiew et Jakub Pajewski
07.02 au 30.03.2014
Entre Pologne et Lorraine, chacun sait qu’il existe une relation dont, à Nancy, la place Stanislas est en quelque sorte un témoin patrimonial emblématique, tout de métal et de pierre, matériaux solides et durables, dont les propriétés physiques garantissent, symboliquement, par la médiation du souvenir polonais, la pérennité de l’union entre la Lorraine et la France. Cette union toutefois n’aurait pu se produire sans les corps périssables de Marie Leczinska et de Louis XV, lequel, deux années après avoir, en 1723, atteint l’âge de la majorité, prit la fille du roi Stanislas pour épouse – elle avait alors vingt deux ans et il en avait quinze – de préférence à une infante espagnole qui fut prestement renvoyée dans son pays.
Il y a donc une logique à ce que la photographie constitue aujourd’hui entre la région Lorraine et la Pologne un trait d’union approprié puisque, aux prises avec le temps, ce médium difficilement assignable intervient sur un mode qui, du périssable, laisse une trace non pas éphémère mais durable. De surcroît, la photographie connut ses premiers développements à une époque où la Pologne ne laissait pas la France indifférente. Entre 1839, année au début de laquelle François Arago, homme politique, astronome et savant, fit devant l’Académie des Sciences sa célèbre communication annonçant que l’État français acquérait le procédé mis au point par Daguerre avec le concours de Niepce, qui n’était plus là pour assister à l’événement, et 1867, date à laquelle le député républicain, Charles Floquet, opposant au Second Empire et futur Premier Ministre de la Troisième République, s’exclamait à la face du tsar Alexandre II en visite officielle à Paris : « Vive la Pologne, Monsieur », ce pays, alors annexé à la Russie occupa une place non négligeable dans l’esprit et le cœur de beaucoup de Français. À mi-parcours, il y avait eu, le 23 avril 1848, une mémorable manifestation parisienne initialement convoquée pour exiger du gouvernement provisoire qu’il s’implique davantage dans l’aide aux patriotes polonais combattant pour libérer leur nation du joug russe, manifestation que, de manière assez paradoxale, la brouille entre Barbès et Blanqui transforma en une journée révolutionnaire qui finit d’ailleurs assez piteusement.
Ainsi donc, matériellement, politiquement, historiquement, une relation existe, ancrée dans l’épaisseur du temps. C’est pourquoi il n’est pas insensé de souhaiter la réactiver par les voies qu’ouvrent la culture et l’art. L’Europe d’aujourd’hui n’est pas – hélas ! – celle dont avait rêvé la génération romantique au temps de « l’illusion lyrique » et les retrouvailles entre l’Ouest et l’Est du continent, passé un bref moment d’euphorie, n’ont pas – encore ? – permis que s’installe entre des peuples également désorientés, confiance et croyance dans un devenir commun. Quiconque imaginerait toutefois que l’art et la culture sont les cataplasmes indiqués pour une application sur les jambes de bois d’un continent atteint d’une maladie de langueur serait certainement dans l’erreur mais si, comme une légende tenace le prétend, Jean Monnet, parlant de l’Europe d’après guerre, dont il était un des « pères », a bien affirmé à la fin de sa vie que si c’était à refaire, il commencerait par la culture, il n’est pas non plus interdit d’assigner à cette dernière, et à l’art qui en est la puissance active, un rôle dans la réanimation d’un espace géopolitique dont l’anima manque d’énergie et l’énergie d’anima. Comme la littérature et la poésie, la photographie, la vidéo, le cinéma lorsque leur seule ambition n’est pas de nous convaincre qu’il faut consommer chaque jour davantage et nous distraire le reste du temps, disposent de moyens et de pouvoirs que l’urgence impose si nous voulons comprendre le monde dans lequel nous vivons ; les œuvres produites par les artistes, le rapport qu’elles entretiennent avec la pensée et la vie répondent, en Pologne comme en France, aujourd’hui comme hier, à un besoin d’images fixes et animées, sans lesquelles nos corps périssables échoueraient tragiquement dans leur tentative de donner une forme au temps.
Patrick Talbot – Historien et Critique d’Art